jeudi 14 février 2008

Femmes, étrangers : des causes concurrentes ?


Revue Plein droit, n° 75 (décembre 2007), « Femmes, étrangers : des causes concurrentes ? »
Extraits:

1) Sylvie Tissot, "Bilan d’un féminisme d’État"

Membre du Collectif École pour tous-tes contre les lois d’exclusion et du Collectif des Féministes pour l’Égalité

Après la période du backlash antiféministe, la cause des femmes, désormais revendiquée de l’extrême gauche jusqu’au palais de l’Élysée, est enfin devenue légitime dans la France des années 2000. Non sans ambiguïtés. L’hypocrisie des grandes déclarations, en particulier masculines, en faveur des femmes et l’instrumentalisation de la question féministe ont déjà été critiquées. Il convient aujourd’hui d’en faire le bilan.

À la différence de questions apparues peu avant dans l’espace public, comme le harcèlement sexuel ou la prostitution, la grande visibilité acquise par la violence faite aux femmes à partir des années 2002-2003 a comme particularité une forte intrication avec les questions raciales. Le débat s’est en effet focalisé, après la médiatisation de plusieurs faits divers en banlieue puis à l’occasion de l’affaire du voile, sur certaines populations et certains territoires : « arabes », « jeunes », « banlieues », et autres « mondes musulmans »… Le recadrage a été aussi abrupt que les catégories utilisées étaient floues, avec comme résultat l’idée, désormais consensuelle, que les femmes du monde musulman, plus que les autres, sont opprimées et aliénées, et que leurs congénères masculins, plus qu’ailleurs, sont violents et sexistes. Les cibles de toute action en faveur des femmes ont ainsi été clairement et étroitement circonscrites.

Ce discours « féministe » envahit les médias au moment du lancement, par le gouvernement Raffarin, de la polémique sur le voile à l’automne 2003 puis du vote, par les députés de droite et socialistes, de la loi du 15 mars 2004 prohibant les signes religieux à l’école. Ce féminisme « d’en haut » n’a pu passer, au moins un temps, comme l’émanation des intéressées elles-mêmes qu’avec la caution d’organisations comme /Ni Putes Ni Soumises/, dont l’ancrage dans la sphère étatique plutôt que dans la société civile est apparu au grand jour après la nomination, en 2007, de Fadela Amara comme secrétaire d’État à la Ville. Sans surprise, ce féminisme d’État a peu contribué à réduire les inégalités entre hommes et femmes. Au contraire. Il a eu comme premier effet de rendre invisibles la domination masculine et l’oppression de genre qui sévissent « ailleurs », c’est-à-dire dans le « monde occidental » ou chez les « Blancs ».

Ainsi, dans le programme présidentiel de Nicolas Sarkozy qui, lors de sa campagne en 2007, dénonçait « /ceux qui veulent soumettre leur femme, ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le mariage forcé, ceux qui veulent imposer à leurs soeurs la loi des grands frères, ceux qui ne veulent pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite/ », la question de l’égalité entre hommes et femmes était totalement absente. Plus clairement encore, l’essayiste Elisabeth Badinter retraçait les frontières entre le monde libéré et le monde aliéné en affirmant que le combat féministe « /s’adresse aux jeunes femmes de la première génération de nouveaux arrivants, ou encore aux jeunes filles d’origine maghrébine/ », et que « /franchement, depuis longtemps, dans la société française de souche, que ce soit le judaïsme, ou le catholicisme, on ne peut pas dire qu’il y ait une oppression des femmes/ ».

Mais il n’y a pas seulement occultation. La manière dont a été posée la question féministe a produit des effets considérables, d’abord en fournissant le langage d’un nouveau racisme (...)


2) Mirjana Morokvasic, Christine Catarino, "Une (in)visibilité multiforme"
Directrice de recherche au CNRS, ISP (Institut des Sciences sociales du Politique), Université Paris X-Nanterre ; Chercheure associée à l’ISP, Université Paris X-Nanterre

La visibilité des femmes immigrées n’est pas corrélée à leur présence : bien qu’elles aient toujours pris part aux migrations européennes, il a fallu longtemps pour les voir et plus longtemps encore pour commencer à les reconnaître comme des protagonistes à part entière des migrations. Aujourd’hui encore, l’invisibilité ou l’invisibilisation construit l’absence là où la présence est pourtant avérée. On peut s’interroger sur la place du droit et plus généralement des politiques publiques dans ces phénomènes.

Les femmes représentent environ la moitié des migrants récemment arrivés dans les États membres de l’Union européenne, elles sont même majoritaires dans certains pays et courants migratoires [1]. La migration de femmes seules se développe, y compris dans des flux migratoires traditionnellement dominés par les hommes ; de plus en plus souvent primo-migrantes, elles peuvent être les pourvoyeurs économiques de leurs familles restées au pays. En effet, le vieillissement de la population, l’augmentation des niveaux de vie et des taux d’activité féminins, les carences des politiques publiques dans la prise en charge des enfants et des personnes âgées ont créé une porte d’entrée pour les femmes immigrées sur le marché du travail des pays de l’UE. Être femme devient même un atout. La nécessité de développer les activités de services à la personne et/ou de combler les déficits de main-d’oeuvre dans ces secteurs a été placée à l’ordre du jour quasiment partout : politiques d’incitation fiscale et sociale en France et en Allemagne, régularisations massives dans les pays de l’Europe du Sud et intégration de l’emploi domestique dans les quotas de travailleurs immigrés comme en Espagne, en Italie et, même, au Portugal, traitement préférentiel des employées domestiques auxquelles on attribue des titres de séjour plus longs comme en Italie.

Malgré tout, la figure emblématique de /l’immigré utile/ prévalant dans les discours des pays de l’UE demeure /l’homme/, de préférence hautement qualifié et spécialisé dans les technologies de l’information. Dans ce modèle éculé de l’homme pourvoyeur de ressources, la femme est reléguée au statut de dépendante économique, son immigration est « subie », et son impact économique invisible.

Certes, des modes d’invisibilisation sont à l’oeuvre dans les secteurs vers lesquels se dirigent les femmes immigrées. Les appellations de ces emplois renvoient à l’aide ou à l’assistance [2] plutôt qu’à l’activité économique, ce qui constitue parfois une réponse aux résistances corporatistes des professionnelles autochtones comme en Allemagne [3]. L’emploi y est souvent atypique et précaire, celles qui l’exercent sont donc privées de certains droits. Très souvent, le travail non déclaré demeure la seule possibilité : c’est l’offre dans l’économie souterraine – comme en Italie – qui comble l’écart entre les quotas et les besoins de main-d’oeuvre réels. Il importe de comprendre comment s’opèrent les mécanismes d’invisibilisation des femmes immigrées en analysant les effets des politiques publiques d’emploi et de retour à l’emploi mais aussi des politiques migratoires ou d’intégration. Comme le dit Danièle Lochak, « /Il y a ceux dont le droit ne se saisit pas, qu’il ignore, et ceux qu’il contribue à rendre socialement “invisibles” en produisant de l’exclusion ou en renforçant une exclusion préexistante/ » [4](...)
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